LE COL DE VALLONPIERRE
La nuit passée à l’hôtel du Gioberney a rechargé mes batteries et je suis désormais prêt pour attaquer la randonnée jusqu’au col de Vallonpierre situé à 2 600 mètres d’altitude.
Je suis seul aujourd’hui, projeté dans l’immense atmosphère. Le sillon que j’emprunte s’enfonce davantage dans la gueule du Valgau et me piège entre les colosses rocheux. Ce lieu ne pourrait appartenir à personne. Trop immense, trop changeant, trop ingérable, et pourtant sa beauté mélancolique m’empêche de penser à autre chose, de penser au quotidien, celui qui vous occupe l’esprit nuit et jour. Non, les titans bloquent le passage aux idées habituelles, ils protègent un temple paradoxal pour l’homme : il est à fois hostile et nécessaire. Il apprend à vivre, à nous montrer le chemin pour une vie intense. Difficile, mais véritable.
À la première étape de la marche, au refuge de Vallonpierre, je suis épuisé. Mon énergie a drastiquement baissé, j’ai la tête qui tourne et mes jambes tremblent. La faim est la principale raison de mon état ridicule. Je mange le sandwich et les quelques vivres apportés mais cela ne suffit pas. Il me reste encore beaucoup à faire.
Je décide de rester quelques heures au refuge, assis à une table en terrasse. Je laisse le soleil caresser mon visage, rééquilibrer mes forces puis j’ouvre un livre, un café à la main. Je me sens bien.
Il est 16h et il est grand temps de reprendre la marche. Je n’ai rien avalé depuis mon repas du matin mais je sens que l’énergie que j’ai partiellement récupérée peut me tirer vers le haut. Je me retrouve de nouveau seul, dans le règne de l’immensité, sans bordure, qui ne prenait dimension humaine que par la trace du sentier. Marcher, rencontrer, bondir hors de l’habituel, voilà ce qu’il faut pour exister ! À ce moment-là, ce n’est pas ce que je me dis bien sûr. Je suis trop fatigué pour ça, mes forces ont encore faibli. J’en ai juste conscience et je l’écrirai une fois mon corps reposé. Mais dans cette nature, quelque chose me disait que je pouvais être qui je suis. À bas les jugements, à mort les pressions infimes ou insensées ! Je deviendrai la flamme, le rouge flamboyant de mon âme, celui que j’ai toujours voulu être ! Je suis déterminé, j’ai une feuille de route qui me tient debout quotidiennement, la catharsis en est l’instrument, la nature mon guide.
Mes pensées ne cessent de bavarder, comblant l’épuisement physique que je subis. Encore quelques pas pourtant et j’y suis… Allez Hugo, tu peux le faire, appuie-toi sur les bâtons de marche, contrôle tes jambes, souffle, respire, tu peux apercevoir le col, la finalité de cette journée, l’aboutissement de tes efforts, la limite de ton énergie. La dernière.
Mon sac gît sur le sol. Mes bâtons roulent lentement sur les cailloux. Le silence m’encercle. Je suis assis, je ne m’en étais pas rendu compte. J’ai besoin de comprendre. Je lève la tête et aperçois le parc des Écrins, je veux dire, je surplombe le parc des Écrins. Je suis au plus haut de mon ascension, j’ai atteint le col de Vallonpierre ! Enfin ! J’ai accompli une ascension que je ne pensais pas accomplir en milieu de journée. J’ai écouté mon corps, je lui ai donné le minimum pour avancer, j’ai persévéré et je suis désormais là-haut. Je dois savourer cet instant de grâce.
De retour au refuge de Vallonpierre, je déguste un repas préparé par le gardien. Je le remercie mille fois avant de rejoindre le dortoir. Je suis fatigué mais heureux.